Elles deux ensemble.
Pas deux semblables
mais deux alliées.

Elle singulière.
Elles se rejoignent
pour faire deux.

Une vient du dedans
l’autre vient du dehors.
Elles au pluriel ravies de se retrouver.

Elles s’avancent l’une vers l’autre.
La porte a à peine le temps de claquer que des sanglots retentissent.

Dans les ruelles étroites ça prend vite.
Ça prend vite à la gorge.
Ça prend vite aux viscères.
Ça prend vite les regards qui se tournent vers.

Elle
elle toute seule
elle toute seule pourtant prise
prise par le bras de force par un homme qui
la traîne.

Elle
toute seule
avec rien d’autre que sa voix.
Petit corps.
Petite fille.

Il a dit capricieuse.
Il a dit qu’il fallait écouter les adultes.
Il a dit qu’il ne fallait pas être violente.
Pas protester.
Pas pousser.
Pas crier.
Pas frapper.

Il a dit.
Il a dit qu’il ne fallait pas
que c’était pas bien
si tu le fais c’est pas bien
tu l’as fait c’est pas bien.

Elle.
Elle se débat.

Il a dit c’est pas bien.
Elle se débat quand même.

Elle le dira qu’elle n’est pas
pas suffisamment
pas assez
jamais assez
toujours trop.

Elle ne veut pas.
Elle le dit qu’elle ne veut pas.
Et lui la tire par le bras
comme si elle ne comptait pas.

Elle résiste.
Avec rien d’autre pour se débattre
que sa voix
que ses sanglots
que l’écho de la rue
qui amplifie
qui amplifie le son
qui amplifie l’effet
l’effet que ça fait.

Elles au pluriel suspendues
c’est toujours une plus une
mais cela ne forme plus deux.
Quelque chose passe au travers
fend le lien passe au travers
pour l’étirer vers elle grâce aux cris.

Elles oreilles.
Elles interpellées.
Elles tenues témoins.

La jeune femme passe derrière le dos de
l’une d’elles.
Celle de face la suivra des yeux.
Celle de dos tentera l’air de rien.
Celle de face fera face.
Celle de dos la rejoindra.
Ensemble questionner la responsabilité de
chacun.

Comment / Peut-on / Laisser / Passer /
Quelqu’un / Manifestement / En détresse /
Sans / Intervenir / Sans / réagir / Sans / aller
vers / Sans / aider / Sans / demander / Si /
Ça / Va / Ça / Va / Ça / Va / Est-ce que ça
va / Ça c’est quoi / Ça c’est quoi / Ça c’est
quoi / Ça c’est sans / C’est faire semblant /
C’est faire comme si / Je / Ne / T’entendais /
Pas / Comme / Si / Tu / N’étais / Personne /
Pour / Moi.

J’ai peur que ça tourne mal.

J’ai peur de m’interposer entre elle et lui
et que ça tourne mal.
J’ai peur qu’il s’en prenne à moi
et qu’il me fasse du mal.
Moi aussi je suis faible,
mais nous sommes deux.

Nous les avons suivis, jusqu’au pont, nous les
avons suivis sur le pont, ils prenaient de
l’avance, nous n’étions pas sûres, sûres de ce
que nous étions en train de faire de ce que
nous étions en train d’assumer de ce qui
allait se passer, nous devions simplement
marcher au bord de la rivière nous voilà en
train de traverser la rivière suivant à la trace
une jeune fille en sanglots qui pleure de plus
en plus fort qui dit de plus en plus fort « je
ne veux pas, je ne veux pas » qui est tirée de
plus en plus fort par l’homme qui la saisit de
plus en plus fort qui la traîne de plus en plus
fort ils marchent de plus en plus vite ils
croisent un homme que j’interpelle de loin :
« Ho! Vous pouvez intervenir ! »

L’homme croisé dit qu’il doit travailler.
L’homme croisé dit « je dois travailler ».
L’homme croisé dit non.
L’homme croisé prend une porte
et disparaît.

L’autre,
il
ouvre la portière de sa voiture et jette la
jeune fille dedans.
Je crie : « ça suffit », il lève la tête.
Mon amie s’avance vers l’homme, j’appelle
lesdits gardiens de la paix.
La jeune fille s’échappe et la rejoint
elle.

J’ai l’impression que nous avons pris
le pouvoir d’agir.
J’ai l’impression que nous avons eu
le pouvoir d’interrompre.
J’ai l’impression que nous avons gagné
le pouvoir de rompre.

Elles discutent entre elles
elle elle
tandis qu’il s’agite
lui
seul.

Portières qu’il ouvre.
Bagages déplacés.
Portières qui claquent.

Elles discutent entre elles et c’est entendre

que personne ne la croit
que personne ne l’écoute
que personne ne la considère
qu’elle ne veut pas
qu’elle ne veut plus
qu’elle a peur
qu’elle se débat
qu’elle crie
qu’il crie
qu’il tape
qu’elle repousse
qu’elle dit
non
j’ai dit
non.

Lesdits gardiens de la paix arrivent, à
plusieurs, chacun une personne, nous
sommes quatre engagés, autour ça circule,
les têtes, les yeux, les corps, qui circulent et
détournent leur tête puis détournent leur
regard puis reprennent leur trajectoire.
Nous sommes quatre concernés, quatre
d’entre lesdits prennent nos paroles en
compte, pour rendre compte, de ce qui s’est
passé.

Il y aura des questions.
Il y aura des suspicions.
Il y aura des prises de position.

Et ça s’arrête là.
Ça s’arrête là pour elles.
Elles au pluriel ça ne s’entend pas assez.
Elles qui disent interpellent s’interposent ça
n’est pas assez.
Ça en reste là.
Ça ne suffit pas à sauver
quelque chose d’elle
elle au singulier
quelque chose de sa parole
elle singulière
ce n’est pas assez.
Ça maintient la gueule ouverte.

Petite fille elle
elle repart avec il
lui qui a dit qu’elle
elle qui a dit que lui.
Force de l’ordre qui dit partez
partez mais monsieur reprenez-vous
partez mais petite sois obéissante
partez mangez-vous
partez mangez-vous la gueule
mangez-vous la gueule l’identité l’avenir
partez.

Quant à vous
rentrez chez vous.
Il n’y a plus rien à faire.

Rien d’autre à faire qu’espérer
que ce dernier regard tenu vers elle
suffise à lui confirmer
à jamais
sa valeur.

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