J’avais 45 minutes pour me rendre à la gare avant
son départ, à l’autre gare. Passer d’une gare à
l’autre, à l’autre bout de la ville.
J’avais largement le temps de m’y rendre en
marchant. J’ai mis un pas dehors. Il venait de
pleuvoir fort.

Il ne pleuvait plus.
Je me suis dit : « cours, un jour tu ne pourras
plus courir ».

Je me suis mise à courir, d’abord doucement.
Puis de plus en plus vite.

Je connais le chemin par coeur, m’en remets à
mes pieds, un rythme, une dynamique. Mon
corps est vivant, bientôt il ne pourra plus courir.

Je cours, sautant par-dessus les flaques.
Contournant les bancs, abribus, poubelles,
lampadaires.
Attrapant des bribes de conversations, des
morceaux de corps, des bouts d’affiches. « cours,
un jour tu ne pourras plus courir ».

Couloir. Mur gris, gras, crasse. Un flux à droite,
l’autre à l’inverse. Ne pas dépasser, ne pas
déborder.

Je prends des risques, m’insinue, me glisse. Un
jour tu ne pourras plus courir.

Je suis ce corps souple et fin qui ne connaît
aucune ligne. Je me faufile, calcule les distances,
m’accorde à leurs pas, accélère. Mon corps est
souple, je cours, tonique, je sens tous mes
muscles, toutes mes articulations, participer
ensemble à cette course, permettre ce
déploiement d’énergie, cette mobilisation de
mon corps en entier.
Je sens comment chacun de mes pieds donne
une impulsion, jamais la même, mais toute dans
ce même élan.

Puis vient le métro. Je cesse de courir. Leurs
corps laids sous les néons, se touchent, se
collent. Mon corps est beau, vivant, il vibre
d’avoir couru, de ce qu’il lui reste à parcourir,
supporte cette inertie grâce à l’exaltation.

Nous sommes tous essoufflés. Eux par manque
d’air, moi par ma course.

En attendant, le métro court à notre place. Il y
en a, de la place. Je me plante au centre, je ne me
tiens à aucune barre, me tiens en équilibre. Et
cette phrase : « chaque phase d’équilibre existe
grâce à une phase de déséquilibre »

Je profite de mon ancrage, de ma fermeté, de ma
densité. Je prends la mesure de mon corps, le
sang pulse, prête à bondir.

Mes foulées sont longues, je cours, parfois mon
corps n’est plus en contact avec le sol, je fais des
bonds. Je cours, je pense à toutes les fois où j’ai
dit : « c’est la course », alors que je ne courais
pas, je ne faisais que marcher vite, et racler le sol.
Je pensais avoir tout mon temps, avoir tout le
temps pour courir, avant que je ne puisse plus.

Je cours, sinon je ne pourrai plus jamais courir,
je monte l’escalier, quatre à quatre les marches, je
ne connais pas la pesanteur, je cours, j’arrive à
l’air, à l’extérieur, je cours, j’arrive à la gare, à
l’autre gare, j’arrive à quai, je





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